
Les récits d’esclaves comoriens sont rares. Non pas parce que la mémoire aurait fait défaut, mais parce qu’elle fut systématiquement ignorée. À l’époque, ni les chroniqueurs locaux ni les aristocraties n’accordaient de valeur au témoignage des individus issus de la servitude.
Aux Comores, la mémoire de l’esclavage1 est partielle, morcelée, silencieuse. Elle n’a pas été seulement oubliée : elle fut volontairement étouffée. L’histoire orale, les généalogies officielles, les écrits royaux, tous ont soigneusement évité de donner voix aux esclaves et aux captifs. Leur souffrance, leur statut, leur humanité même, furent niés par les classes dirigeantes, dans un effort d’effacement systématique.
Une société cloisonnée par naissance
À la fin du XIXᵉ siècle, cependant, cette chape de silence fut partiellement brisée. Entre 1880 et 1883, Frederik Holmwood, consul britannique à Zanzibar, recueillit des témoignages rares et précieux de personnes mises en esclavage. Ces témoignages, livrent un pan méconnu de l’histoire comorienne : celui d’enfants, d’adolescents et de femmes arrachés à leur foyer, et vendus comme esclaves dans le cadre d’accords entre pouvoirs locaux. Ces pages constituent un rare éclairage sur une période d’ombre, où la logique guerrière, les calculs politiques et la cupidité s’unirent pour renverser l’ordre moral de toute une société.
Avant de comprendre l’ampleur du drame, il faut saisir les structures profondes qui modelaient la société comorienne de jadis. Celle-ci se divisait en plusieurs strates dont les limites étaient aussi nettes qu’infranchissables. D’un côté se tenaient les familles dites libres, généralement issues de l’aristocratie et des lignées royales. En face, se trouvait l’ensemble hétérogène des esclaves, au sein duquel plusieurs degrés étaient distingués2.
La traite et la colonisation : la dynamique du XIXᵉ siècle
On y trouvait tout d’abord les « étrangers »3, capturés sur le continent africain, principalement Makua, Ajawa ou Makonɗe, puis les esclaves locaux nés dans l’archipel4, issus de lignées serviles. À cela s’ajoutait une catégorie encore plus ambiguë : celle des affranchis5 ou descendants d’esclaves ayant conquis leur liberté mais demeurant socialement exclus. Bien qu’émancipées par les faits ou par le temps, ces familles ne pouvaient se marier avec les familles nobles ou dites libres6. Le poids des origines les poursuivait sans relâche, et la frontière sociale les reléguait à une forme de liberté mutilée.
Le XIXe siècle fut marqué dans l’archipel par une intensification sans précédent de la traite humaine. Cette dynamique s’accentua en 1841 avec la prise de contrôle de Maore par la France7. Bien que cette dernière ait officiellement aboli l’esclavage sur l’île en 1846, elle mit rapidement en place un système équivalent, fondé sur le travail forcé sous contrat : l’engagisme. Dès 1847, l’esclave fut rebaptisé « travailleur engagé », mais le principe restait le même. Pour répondre au besoin en main-d’œuvre de l’exploitation coloniale, la France acheta ou importa massivement des personnes dans la région, incitant les autres îles de l’archipel à lui vendre leurs « propres travailleurs engagés ». Cette frénésie alimenta le développement des réseaux de traite entre les Comores, la côte est-africaine et les possessions françaises.
La Seconde Nkoɗo nkuu et le règne de Sultan Saïd Ali
Ce qui nous intéresse ici est une période bien particulière : celle de la deuxième Nkoɗo nkuu8 (grande guerre), qui ravagea Ngazidja au début des années 1880. Elle opposa les sultans Msafumu wa Fefumu9 (Inya Fwamɓaya) et Saïd Ali wa Saïd Omar10 (Inya Matswa Pirusa). Le conflit, d’une rare violence, se conclut le 7 février 1883 par l’assassinat11 du sultan Ntiɓe12 Msafumu, capturé et emprisonné à Ɓaiɗi13. Mais la victoire de Saïd Ali ne mit pas fin au désordre. Au contraire, elle inaugura une ère de chaos, de représailles et de pillages. Le pays tout entier sombra dans la disette et la ruine. On estime à 3 000 voire 4 000 le nombre de morts, dont 1 200 victimes de la faim14. Les principautés d’Itsandraya et de Ɓamɓao furent presque vidées de leurs habitants. Le tissu social, déjà fracturé par les rivalités politiques, fut entièrement déchiré.

Devenu Ntiɓe, Saïd Ali, soutenu militairement et logistiquement par le sultan Abdallah III15 de Ndzuani, dut honorer une lourde dette de guerre envers ce dernier. Pour payer ce nau16 (tribut), il s’empara des biens – y compris humains – de ses anciens ennemis, confisquant les richesses de la famille de Msafumu et de son allié exilé Abdallah bin Saïd Hamza17. En toute violation des coutumes, il mit en esclavage des personnes libres et les expédia à Ndzuani en règlement de sa dette.
Une dette de guerre payée en êtres humains
Son oncle, Hashim wa Mwinyi Mkuu, sultan de Mbadjini, qui l’avait soutenu durant la guerre avant de s’en éloigner, confirma cette pratique dans un entretien avec Frederik Holmwood18 :
« Ce n’est pas de notre faute si nous avons commencé à vendre les habitants de Ngazidja. Les navires anglais ont intercepté les boutres venus du Mozambique, qui nous avaient toujours fourni des engagés makua. Nous étions endettés envers les Français et contraints de leur livrer des esclaves. Je regrette aujourd’hui d’avoir exporté des gens de Ngazidja. C’est Saïd Ali qui a commencé, pour payer le sultan de Ndzuani. »
Mshangama bin Mwalimu était un ancien officier des troupes de Msafumu avant de déserter et de rejoindre le camp de Saïd Ali. Il était le second de Kari wa Djae, commandant en chef des troupes du Kori19 de Ɓamɓao. Il rapporte ce qui s’est produit tout juste après l’enfermement de Msafumu dans sa prison de Ɓaiɗi :
« Je me suis rendu à Ntsudjini20 avec mes hommes et j’ai pris treize jeunes filles proches de Msafumu, conformément à mes ordres. J’ai également emporté 3 000 dollars noirs que Msafumu avait dans son coffre. Je n’ai permis à personne d’être insulté. Elles étaient toutes jeunes, élevées dans le “twaâ”21. Saïd Ali, cependant, en a donné une à Ntiɓe Mbamba22 pour son harem, en a pris une comme concubine23 et a envoyé le reste au sultan de Ndzuani sur le boutre d’Awathi, car cela faisait partie de leur accord. »
Une semaine plus tard, toujours selon Mshangama, le boutre d’Awathi retourna à Mroni et effectua deux autres voyages similaires, emmenant à chaque fois un grand nombre de jeunes filles de Ngazidja pour Ndzuani. D’après Mze bin Mfwahaya, ancien boutrier à Zanzibar revenu à Ntsudjini au début de la guerre, Ɓuku Hamaɗi, commis de Saïd Ali, se rendit à Ndzuani à bord du boutre d’Awathi pour régler cette affaire avec le sultan Abdallah III. Il rapporte :
« Il [Sultan Abdallah] demande 40 000 dollars à Saïd Ali et compte seulement 40 dollars par esclave ; mais Saïd Ali n’accorde que 25 000 dollars et se crédite de 50 dollars par esclave. Il a également envoyé une somme considérable, prélevée auprès des proches de Msafumu. »
Une version corroborée par Mshangama bin Mwalimu :
« La première fois, Ɓuku Hamaɗi a pris plus de 10 000 dollars, et la fois suivante, je crois, 6 000 dollars. Saïd Ali a reconnu sa dette totale envers le roi Abdallah, au titre des soldats, des moyens de transport, des provisions et des munitions, s’élevant à 25 000 dollars, mais le roi a répondu qu’elle s’élevait à 40 000 dollars, car il exigeait son bénéfice. Juste avant mon départ, Ɓuku Hamaɗi a été de nouveau envoyé sur le boutre d’Awathi pour dire que Saïd Ali considérait avoir réglé la totalité de sa dette, car le seul bénéfice qu’il avait accepté de donner était le meilleur des femmes de Ngazidja, et il avait scrupuleusement respecté cette condition. Il lui a envoyé 3 000 dollars prélevés sur Msafumu, 120 esclaves de plantation d’une valeur de 5 000 dollars, et les sommes qu’il avait reçues des Français. On pensait que cette réclamation allait mener à une querelle. »

D’après divers témoignages, on sait que ces rafles se faisaient en grande partie dans les zones Inya Fwamɓaya24. Elles étaient coordonnées par Mohamed bin Alawi, commandant des troupes anjouanaises au service de Saïd Ali. Deux des trois témoignages principaux du présent article proviennent de filles de cette zone : Wamonɗoha de Ntsudjini et Mariama Hali de Hantsambu. Sur le plan commercial, ce sont les commerçants Abdullah Felahi, l’Indien, et Ali Sham qui s’en chargeaient pour le compte de Saïd Ali.
Mshangama ajoute :
« Outre ces expéditions, Saïd Ali envoyait constamment des esclaves en petit nombre à Maore et en Ndzuani, dont il conservait le profit. Nous étions tous, et en particulier les soldats anjouanais, libres de capturer qui que ce soit et de le vendre aux boutres arabes et français, à condition de ne pas interférer avec les décisions de notre chef. »
L’implication de la sultane Haɗidja de Mbadjini
Ces opérations ne furent pas limitées aux territoires d’Inya Fwambaya. Dans le Mbadjini, au sud, des personnes furent aussi enrôlées par la toute nouvelle sultane Haɗidja wa Mwinyi Mkuu, tante et alliée de Saïd Ali. Le témoignage du jeune Mlamali, originaire de cette zone, l’illustre. L’intronisation de Haɗidja, en lieu et place de Hashim, est d’ailleurs l’une des causes de la brouille entre Saïd Ali et son oncle25. Hashim, tout en reconnaissant avoir agi de même, accusa sa grande sœur :
« Haɗidja vend tous ceux qu’elle peut saisir, qu’ils soient esclaves ou libres. Pour ma part, je ne m’en suis pris qu’aux esclaves. Je ne dirai pas que je n’ai pris aucun homme libre, mais si c’était le cas, il s’agissait seulement de gens très pauvres. »
Ces accusations ne sont pas le fruit d’une vengeance de Hashim. D’autres protagonistes confirment les agissements de la sultane. Mze bin Mfwahaya va dans le même sens :
« Depuis que Saïd Hashim est parti, Saïd Ali et Ɓinti Haɗidja vendent tous ceux qu’ils peuvent attraper et qui sont aptes à travailler. Les Français venaient environ tous les mois ou toutes les trois semaines. Auparavant, ils ne venaient qu’à Mbadjini, mais maintenant ils viennent aussi à Mroni. Le boutre d’Awathi fait régulièrement du commerce avec Maore. »
Abdallah bin Saïd Hamza, quant à lui, va beaucoup plus loin :
« Mon pays est maintenant totalement ruiné, et presque tous, sauf les habitants des collines, ont soit été tués soit exportés par Saïd Ali et cette femme cruelle, Haɗidja. La plupart des personnes qui ont été embarquées sont passées par ici ; mais, en général, je n’ai rien pu faire pour eux. »
Trois témoignages de personnes libres mises en esclavage
Wamonɗoha, native de Ngazidja, 25 ans
« Je suis une femme libre de Ntsudjini, près d’Itsandraya. Mon oncle, le frère de ma mère, vit à Zanzibar. Il se nomme Aɓuɗu Waɗi Saïd. Mes parents sont morts. Après la mort de Msafumu, tous les esclaves et de nombreuses personnes libres ont été capturés par les soldats anjouanais envoyés par le sultan Saïd Ali. Beaucoup furent emmenés par lui et envoyés au sultan Abdallah III [de Ndzuani], mais moi, j’ai été retenue avec plusieurs compagnes par les soldats, puis envoyée à la vente à Ndzuani.
Ɓweni Djumɓe26 m’a achetée, et elle est très gentille et prévenante. Plusieurs jeunes filles de Ngazidja libres vivent dans la maison de son jeune fils. J’espère qu’elle me permettra d’aller à Zanzibar. J’ai une grande liberté, et je vais régulièrement rendre visite à mes amies qui ont été achetées par différentes personnes à Mtsamɗu. Je peux vous donner les noms de nombreuses filles appartenant à des familles bien connues d’Itsandraya.
- Mrenɗewa binti Jumɓauma, 16 ans — arrivée dans la dernière cargaison expédiée par Saïd Ali pour le harem du sultan. Elle est retenue dans la maison de Saïd Athumani27, en attendant son bon plaisir. C’était une vieille amie à moi.
- Ringaria binti Karinkonɗo, 20 ans.
- Fatima binti Ɓurahimi, 16 ans, avec sa mère Mshe Amina [toutes les deux originaires de Mbadjini].
- Mariama binti Mɓaraka, 22 ans [originaire du Ɓamɓao].
Ceux qui suivent sont mes compagnons esclaves ici :
- Filles : Asha binti Idjaɓu, Mhinɗa binti Maruɓoa, Mwandziwa binti Kaleheza, Maliza binti Mshangama, Mbaga binti Hali et Trunɗa bint Hali, sœurs.
- Garçons : Ɗauɗu, Ibrahim, Mhoma, Isihaka.
Tous ceux-ci sont des esclaves de Ngazidja appartenant à Mɓafumu28, frère de Msafumu, originaire de Hamahame. Ils se trouvent dans la maison de Jamadar Mohamed Alawi, mais j’ignore s’ils sont destinés à la vente.
- Filles : Mumɗoa, Mwandziwa, Trunɗa binti Mgomri, Mkoa binti Minɗu.
- Garçons : Mderwaɓili, Saïd bin Mgomri, Kari bin Mgomri.
Ce sont des esclaves appartenant à Hadji Msa, vizir de Msafumu.
Autres esclaves appartenant à Fahamwe wa Athumani, veuve de Msafumu.
Tous ceux-là sont auprès du roi. Ils lui ont été envoyés par Saïd Ali en guise de paiement partiel de sa dette. Mderwaɓili se trouve cependant dans la maison de Salim bin Omar. Les autres, je pense, viennent d’être envoyés à Ɓamɓao29. Mwanɗauzi bin Yusuf, d’Itsandraya ; Sakarani, idem ; Kari, idem.
Je les ai connus comme esclaves de Amu Hadji. Ils sont maintenant dans la maison de Salim bin Othman, je crois pour le compte du roi. Aucun d’entre eux n’était véritablement esclave à Ngazidja, mais ils appartiennent à des familles de statut servile, qui ne peuvent se marier avec des familles libres. Le dhow d’Awathi est régulièrement employé à faire passer des esclaves à Maore, mais il fait souvent escale ici et en laisse quelques-uns au roi. Il est reparti la veille de votre arrivée. Ɓuku Hamaɗi est arrivé à bord ; il se trouve actuellement en ville. Il tente de régler les comptes de Saïd Ali avec le roi, mais ils ne parviennent pas à s’entendre. Le roi a fait de dix-sept filles de Ngazidja envoyées par Saïd Ali ses concubines. Il devient désormais très sélectif. »
Mariama Hali [wa Ali], native de Ngazidja, 17 ans
« Je suis née à Hantsambu, près de Itsandraya. J’ai dix-sept ans. J’y ai vécu toute ma vie. Depuis trois ans, je vis seule avec ma mère, qui est veuve. Mon père, Fundi Ɓedja wa Halii, fabriquait du mobilier et des lampes traditionnels. Il est mort il y a quatre ans. Il était Liwali30 de Hantsambu sous Msafumu. Il possédait trois plantations, qui sont désormais entre les mains de ma mère. Elles m’appartiendront. Elles sont louées à des personnes libres qui paient leur loyer en nature.
Je suis fille unique. Le frère de ma mère, Mbeshezi, a vécu avec nous et s’est occupé de l’entreprise après la mort de mon père, mais il est parti à Zanzibar il y a trois ans avec Mwinyi Husein, qui avait épousé la sœur de ma mère.
Nous n’avons pas été très affectés par la guerre, car nous étions aisés et les habitants du village sont pêcheurs. Après la famine, la paix est revenue et je suis allée chaque jour à l’école du village, dirigée par Mwalimu Mbahua, une femme affiliée à la faction de Saïd Ali.
Un jour, alors qu’elle priait, les soldats anjouanais de Saïd Ali sont descendus sur le village et ont, sans avertissement, capturé toutes les filles de l’école. Ils nous ont conduites directement à l’embarcadère situé sous la maison de Saïd Ali à Mroni et nous ont fait monter à bord d’un boutre qui était à l’ancre. Ma mère, ainsi que les parents de plusieurs autres filles, ont suivi les soldats en pleurant. Ma mère les a suppliés de ne pas m’embarquer, car j’étais son unique enfant et elle était âgée. Mais le Jemadar Mohamed Alawi l’a repoussée en disant à ses hommes : « avec elles ».
Nous étions une trentaine au total. On nous a mises à part, entre filles, et nous pleurions toutes. Lorsque nous avons quitté la côte, nous étions toutes très malades, au point que nous parlions à peine entre nous. Cette nuit-là, un coup de vent a soufflé et nous avons été entraînées en mer. Quelques jours plus tard, nous avons accosté à Mwali sans nourriture ni eau.
Le nahodha31 Ɓakari, a fait débarquer les autres hommes pour aller acheter de la nourriture et chercher de l’eau. Nous l’avons entendu dire, en parlant de nous : « Ce ne sont que des enfants, elles auront peur de fuir dans cet endroit étrange. » Aussitôt qu’ils furent hors de vue, mes quatre compagnes et moi avons sauté par-dessus bord, avons pataugé jusqu’au rivage, puis couru à l’intérieur des terres jusqu’à ce que nous atteignions un bois.
Vers le soir, nous avons rencontré un homme qui nous a arrêtées et nous a demandé qui nous étions. Nous lui avons dit la vérité, et il a dit qu’il nous emmènerait chez un ami qui nous protégerait de toute reprise. Il nous a emmenées à Hoani et nous a confiées au sultan Abdallah32 [bin Hamza], qui vivait là en exil.
Quelques jours plus tard, l’une de mes compagnes est morte de la fièvre, et les deux autres travaillent pour se nourrir de l’autre côté de l’île, car le sultan Abdallah était trop pauvre pour les nourrir. J’étais trop faible pour faire des travaux agricoles ; la séparation d’avec ma mère m’avait rendue malade.
J’étais à Mwali depuis environ quatre mois lorsque vous [Holmwood] êtes arrivé. Le sultan Abdallah n’aurait pas pu me garder plus longtemps, car entre-temps il avait sauvé certains des siens qui avaient été embarqués par Saïd Ali à bord d’un autre boutre ayant fait escale à Mwali.
Dès que j’ai débarqué à Zanzibar, j’ai reconnu sur la plage mon oncle Mwenyi Husein. Je souhaite aller vivre chez ma tante, mais je vous supplie d’écrire à ma mère et, si possible, de la faire venir à Zanzibar si elle vit encore. Elle avait dit qu’elle se rendrait à Mitsamihuli, où nous avons des parents. »
Mlamali, natif de Ngazidja, 20 ans
« Je suis né à Mroni, mes deux parents étaient des personnes libres. Ils ont déménagé à Mbadjini, de l’autre côté de l’île, alors que j’étais encore très jeune. J’ai toujours vécu dans cette contrée. Sheikh Hashim33 en est le chef depuis de nombreuses années. Son activité consistait à expédier les Makua lorsque les Français arrivaient. Les esclaves makua traversaient la montagne [Karthala] depuis Mroni. Aucun habitant de Ngazidja n’a jamais été vendu aux Français34. Il y a environ trois ans, le sultan Abdallah de Mroni35 a refusé d’envoyer d’autres esclaves à l’expédition ; Sheikh Hashim s’est alors querellé avec lui et a rejoint Saïd [sic] Ali à son arrivée dans le pays36.
Après que Saïd Ali a tué Msafumu, Sheikh Hashim s’est mis à expédier des Wangazidja, qu’ils soient libres ou esclaves. J’ai entendu dire que Saïd Ali faisait de même avec tous ceux qu’il pouvait capturer. Beaucoup de Wangazidja saisis ainsi par Sheikh Hashim ont été vendus aux Français ; mais lorsqu’aucun Français n’était présent au port, ils étaient envoyés à Ndzuani. Plusieurs de mes amis ont été exportés de cette manière, principalement vers Maore.
J’ai été enlevé avec quatre compagnons à la fin du dernier ramadan (août 1883). Ils ont été vendus à un Français arrivé à bord d’un grand dhow37 pour acheter des engagés. C’étaient des esclaves. J’ai été embarqué sur une ɓetela38 battant pavillon anjouanais et emmené à Mwali, où je suis resté quatre jours. Il y avait de nombreux esclaves sur ce bateau. Nous avons tous été embarqués avec des cordes, qui furent ensuite coupées une fois à bord. Mes compagnons ont été vendus à Mwali, puis emmenés à Maore. Pour ma part, j’ai été acheté par un homme de Madagascar. Il m’a emmené à Ndzuani et m’a vendu à Ɓweni Djumɓe, la sœur du roi. Elle m’a envoyé travailler chez le docteur Wilson39. Elle avait acquis quatre autres Wangazidja nouvellement arrivés, que j’avais déjà aperçus dans notre pays.
Le jeune fils de Ɓweni Djumɓe possédait plusieurs jeunes filles de Ngazidja que sa mère lui avait achetées comme concubines. Durant les trois mois où j’ai travaillé à Ndzuani, j’ai été traité avec beaucoup de bonté, mes compagnons et moi avons eu autant de nourriture que nous pouvions en manger, ainsi que de bons vêtements. Je souhaite retourner au domaine du docteur Wilson dès que possible ; il m’a promis de m’employer à nouveau lorsque je reviendrai avec un certificat de liberté. Je connais un grand nombre d’esclaves de Ngazidja à Ndzuani, surtout sur le domaine royal ; beaucoup d’entre eux étaient des gens libres, envoyés récemment par Saïd Ali.
Chaque jour, des gens passent sur notre domaine avec de jeunes enfants de Ngazidja à vendre ; ils ont du mal à les écouler en raison des rumeurs concernant le nouveau traité. Le docteur Wilson l’a expliqué à ses gens, mais les Anjouanais affirment qu’il n’y aura aucun changement. Le roi a envoyé quarante hommes libres de la brousse comme engagés à Maore ; depuis, de nombreux hommes de la brousse sont descendus des collines pour demander protection au docteur Wilson. Il leur a donné du travail, et lorsque le roi a envoyé des policiers pour les faire partir, il les a chassés de son domaine. Lorsque le Tourmaline a jeté l’ancre à Mwali, j’ai reconnu le dhow dans lequel j’avais été embarqué à Mbadjini. Il était au mouillage dans le port ».
Références :
- Correspondence relative to the slave trade 1858-1892, British representatives and agents abroad and repports from naval officiers, Foreign Office (february 1884).
- Slavery, antislavery, political rivalry and regional networks in East African waters, 1877-1883, Edward A. Alpers (2015).
Notes :
- Le mot « esclavage » se dit localement « Urumwa » ou « Utrwana ». L’esclave est désigné par « Mrumwa » (pl. Warumwa) ou « Mtrwana » (pl. Watrwana). S’il s’agit d’une femme, on dit « Mdjahazi » ↩︎
- Lire la thèse d’Ibouroi Ali Tabibou « Des esclaves makua et de leurs descendants aux Comores (2014) » qui s’est déclinée en livres (2 tomes) disponibles aux Éditions Cœlacanthe (2017). Ainsi que « Esclavage et commensalité à Ngazidja, Comores » de Sophie Blanchy (2005). ↩︎
- Par « étranger », les Wangazidja désignaient ceux que l’on appelait Mrima — terme neutre désignant les personnes venues de la côte est-africaine — ou Mshendzi, terme plus péjoratif, renvoyant à un esclave africain non acclimaté aux Comores, ne parlant que sa propre langue et ne pratiquant pas l’islam. ↩︎
- Cette catégorie de personnes descendants d’esclaves nés sur l’île est désignée par le mot « Wadzalia » (sing. Mdzalia). ↩︎
- On désigne la femme esclave libérée par le mot « Mahuria ». ↩︎
- Waungwana en shKomori (sing. Mungwana). ↩︎
- À l’issue d’une vente problématique et sujette à controverse, la France coloniale fit son entrée dans l’archipel par le biais de Maore. ↩︎
- La première Nkoɗo nkuu avait opposé les sultans Fumɓavu wa Fefumu (Inya Fwamɓaya) et Ahmed wa Said Ali wa Swaleh dit Mwinyi Mkuu (Inya Matswa Pirusa). ↩︎
- Sultan d’Itsandraya et Ntiɓe de Ngazidja. ↩︎
- Prétendant au titre de sultan du Ɓamɓao et indirectement au titre de Ntiɓe. ↩︎
- Des témoignages évoquent un étranglement dans sa cellule survenu quelques jours après une tentative d’empoisonnement. ↩︎
- Le roi suprême, ou Ntiɓe de Ngazidja, détient la prérogative essentielle d’introniser tous les sultans de l’île, aussi bien dans les territoires relevant de son propre Inya que dans les autres. Ce titre n’est pas héréditaire. Il s’obtient, selon l’adage, « à l’épée ». ↩︎
- Ɓaiɗi, quartier de Mroni. ↩︎
- Ces chiffres sont avancés par Mshangama bin Mwalimu, officier ayant servi les deux camps. ↩︎
- Abdallah bin Salim dit Mawana. ↩︎
- Le nau est une rétribution qui est donnée à un sultan, par un allié auquel il a apporté une aide décisive dans une guerre. ↩︎
- Ancien sultan du Ɓamɓao, il est de la même famille que Saïd Ali. Après la mort de Msafumu, il s’est exilé à Mwali auprès de Sultan Abdurahmane bin Saïd Hamaɗi. ↩︎
- Tout comme Abdallah bin Saïd Hamza, Hashim est aussi en exile à Mwali au moment où il rencontre Holmwoold. ↩︎
- En shiNgazidja ancien, Kori désigne roi, sultan. ↩︎
- Chef-lieu de la principauté d’Itsandraya, fief de Sultan Ntiɓe Msafumu wa Fefumu. ↩︎
- Twaâ, l’obéissance en vers les parents, de bonne éducation. ↩︎
- Il portait Ntiɓe comme prénom et non comme titre. Bien qu’étant cousin de Msafumu, il fut partisan de Saïd Ali, et lorsque ce dernier remporta la guerre, il l’intronisa sultan d’Itsandraya. Il avait déjà occupé ce titre à deux reprises, de manière éphémère, quelques années auparavant. ↩︎
- Suria en shikomori. Mot d’origine arabe. ↩︎
- Mshangama bin Mwalimu cite par exemple Hamanvu Mbwani, Ngole, Nɗuɓweni, Mɓaleni et Igadjuu. ↩︎
- D’après Hashim, Saïd Ali voulait qu’il devienne sultan de Mitsamihuli, une principauté située au nord de l’île, et qu’il cède sa propre place à Haɗidja. ↩︎
- Masha Halima, demi-sœur de sultan Abdallah III. Elle résidait à Ɗomoni. ↩︎
- Saïd Athumani bin Salim, frère de Sultan Abdallah III. Il est aussi son Aide-de-camp. ↩︎
- Mɓafumu wa Ɓwana Hadji, un cousin de Msafumu wa Fefumu. ↩︎
- La plantation de Ɓamɓao Mtsanga où se trouve le tout nouveau palais de sultan Abdallah III. ↩︎
- Gouverneur, chef d’une d’une ville ou zone précise sous l’autorité du sultan. ↩︎
- Nahuza, capitaine. ↩︎
- Ancien sultan du Ɓamɓao renversé par Saïd Ali. ↩︎
- Hashim wa Mwinyi Mkuu, Sultan du Mbadjini. ↩︎
- Il veut dire par là qu’aucune personne libre originaire de Ngazidja n’avait auparavant été vendue aux Français en tant qu’« engagé ». ↩︎
- Sultan Abdallah wa Saïd Hamza. ↩︎
- Né à Mroni vers 1852, Saïd Ali ne grandit pas à Ngazidja. Il rejoignit son père, Saïd Omar, à Maore, à l’âge de dix ans. Ce n’est qu’en 1878 qu’il revint sur l’île. ↩︎
- Djahazi, boutre traditionnel d’Afrique de l’Est. ↩︎
- Une autre type de boutre traditionnelle. ↩︎
- Benjamin Franklin Wilson, médecin américain ayant une concession à Patsi. ↩︎
In this article:Abdallah bin Salim, Abdallah wa Saïd Hamza, Bambao, Comores, Esclavage, Frederik Holmwood, Hashim wa Mwinyi Mkuu, Itsandraya, Msafumu wa Fefumu, Ndzuani, Ngazidja, Saïd Ali wa Saïd Omar, slider, Sultanat
Kori Tari, Rédacteur en chef de Beshelea.com, est un passionné de la culture et de l’histoire des Comores. Amoureux du Shikomori, il a grandi en étant bercé par les contes, les devinettes et les jeux traditionnels de son pays.
